L'expérience de la culture : limites eurocentriques et ouvertures chez Foucault

Jon SOLOMON

Traducteur : DOBENESQUE Etienne


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Avec le lancement de la nouvelle formule de Transeuropéennes, la revue est désormais parfaitement armée pour engager une réflexion en profondeur sur l’un des antagonismes fondamentaux de notre temps : le rapport entre la traduction et les régions culturelles. Bien que ces deux phénomènes constituent en ce début de XXIe siècle une réalité de notre quotidien, la compréhension commune qu’on en a reste largement informée par l’idée à peu près a priori d’un concept statique de culture. À la base de ce concept, il y a toujours une série de présupposés sur l’individualité des cultures, façonnés d’après les principes de l’individualisme possessif anglais et condensés dans la formation politique de l’État-nation et de la langue nationale. Ce que Transeuropéennes devra révéler, contre le régime du sens commun, c’est le fait que « l’expérience quotidienne est faite de rencontres avec des objets qui proviennent moins de cultures nationales individuelles que de mouvements entre les cultures et que, bien plus fondamentalement encore, ces mouvements précèdent en réalité ces cultures individuelles, dont ils sont donc constitutifs » (Calichman et Kim, 2010). Plutôt que d’approfondir vraiment cette question du rapport entre expérience, traduction et régions culturelles – travail qu’une mutation de Taipei à Shanghai ne me permet pas de mener à bien en ce moment – je voudrais faire part ici d’un questionnement développé récemment à partir d’une critique de l’eurocentrisme de Michel Foucault, qui peut contribuer à éclairer de manière indirecte certaines des questions qui sont en jeu ici.

 

L’aire géo-culturelle comme dispositif biopolitique

Si, comme l’affirme Michel Foucault dans Les mots et les choses, l’homme est la création ou l’effet d’un pli archéologique ou d’une confusion amphibologique entre l’empirique et le transcendantal, entre l’expérience et la connaissance, il s’ensuit que le « milieu » dans lequel il vit est une technologie de gestion des problèmes associés à cette confusion.

Résumons tout d’abord la situation douloureuse dans laquelle vit l’« homme » moderne de Foucault. Les mots et les choses présente le rapport aporétique entre connaissance et expérience comme l’une des « horreurs méthodologiques » qui définissent l’époque moderne. L’origine de cette aporie méthodologique est le statut amphibologique de l’« homme ». L’homme est « un être tel qu’on prendra en lui connaissance de ce qui rend possible toute connaissance » (Foucault 1966, 329). Ce n’est pas la tentative de faire de l’« homme » un objet de science, d’objectiver l’existence humaine, qui constitue pour Foucault la caractéristique fondamentale de la strate archéologique moderne. C’est plutôt la tentative de doubler cet effort d’une tentative parallèle de faire l’expérience de la limite de la connaissance en soi qui définit la figure moderne de l’homme. Entre ces deux efforts, il y a la tension constante entre expérience et connaissance qui définit la situation anthropologique de la modernité. La tentative de révéler « les conditions de la connaissance à partir des contenus empiriques qui sont donnés en elle » (Foucault 1966, 329) conduit à une série d’oscillations aussi inévitables qu’insolubles que les différents systèmes de la pensée moderne, du positivisme et de l’empirisme à la négativité dialectique et à la phénoménologie essayent tous, en vain, de maîtriser. On peut tout de suite les énumérer. Il y aurait : l’oscillation entre les contenus empiriques de l’expérience et les limites transcendantales de la connaissance ; l’oscillation entre une analyse de type positiviste (« la vérité de l’objet prescrit la vérité du discours qui en décrit la formation » (Foucault 1966, 331)) et un discours de type eschatologique (« la vérité du discours philosophique constitue la [promesse de la] vérité en formation » (Foucault 1966, 331)) ; l’oscillation entre une nature (qui détermine l’expérience) et une histoire (qui détermine la connaissance) ; et enfin, l’oscillation entre un corps individuel et une culture collective. Face à cette série d’oscillations fondamentales, la pensée moderne – à l’exclusion de ce courant plus souterrain de la philosophie moderne qu’emblématisent les antinomies sauvages de Spinoza – est toujours à la recherche de la médiation d’un troisième terme. Foucault suggère que ce troisième terme prend toujours la forme du « vécu ». Cependant, le recours au « vécu » ne résout pas l’ambivalence ou l’amphibologie qui existait dès l’origine. « [L’analyse du vécu] ne fait donc que remplir avec plus de soin les exigences hâtives qui avaient été posées lorsqu’on avait voulu, en l’homme, faire valoir l’empirique pour le transcendantal » (Foucault 1966, 332). D’un point de vue philosophique, l’aboutissement de cette amphibologie est la fuite infinie d’une série de déplacements dans la différence « infime » mais infinie « qui réside dans le ‘et’ du recul et du retour, de la pensée et de l’impensé, de l’empirique et du transcendantal, de ce qui est de l’ordre de la positivité et de ce qui est de l’ordre des fondements » (Foucault 1966, 351). Plus la pensée moderne recourt à la catégorie du vécu pour servir de médiation aux oppositions qu’elle a réunies sous l’égide d’un point singulier contradictoire – le doublet empirico-transcendantal qu’est l’homme –, plus elle doit s’efforcer de réparer l’irréparable schisme qui constitue l’homme depuis le commencement. Cette circularité qui ne peut que s’accélérer (une version du syndrome du « chien qui court après sa queue ») constitue le principal paradigme – et le principal problème – de la modernité telle que les a identifiés la méthode archéologique.

Mon hypothèse est que le concept d’aire ou de région géo-culturelle a été l’un des principaux dispositifs au moyen desquels on a traité à l’époque moderne les horreurs méthodologiques du rapport circulaire entre expérience et connaissance. Pour le dire en termes foucaldiens, je suggère une explication archéologique de la signification biopolitique des technologies gouvernementales qui ont trait au dispositif des aires géo-culturelles.

 

Expérience et biopolitique

Suivant en cela le kantisme de Foucault, selon lequel une épistémè ne peut pas refléter ses propres conditions de possibilité, il me semble que le culturalisme est en réalité l’une des conditions fondamentales nécessaires à la méthode archéologique et dans le même temps son principe de fonctionnement biopolitique. En d’autres termes, je suggère que le culturalisme – sous la forme de l’eurocentrisme – constitue l’« a priori historique » des Mots et les choses. Si l’objectif de Kant est de rendre compte des dimensions formelles de l’expérience en explorant les limites transcendantales de la connaissance, le projet foucaldien prend pour objet les types d’expérience spécifiques qui sont conditionnés par l’expérience elle-même. Le problème de « restriction » exposé ci-dessus s’avère jouer un rôle capital dans l’élaboration de la méthode archéologique et, au-delà, du concept de pratique, préoccupation centrale dans l’ensemble de l’œuvre de Foucault. Je fais référence ici au travail de Marc Djaballah, qui nous offre un éclairage essentiel sur le rapprochement entre Kant et Foucault du point de vue de ce concept d’expérience. Si, comme il le résume lui-même, « le discours est constitué de pratiques de formes déterminées qui conditionnent l’existence de celui-ci en tout temps et en tout lieu sur la base d’une modalité d’intelligibilité qui tient à la fois du sémantique et du logico-formel » (Djaballah 2008, 227), il sera alors de la plus haute importance de savoir comment définir la limite d’un(e) discours/pratique/expérience. La nature problématique de cette limite fut abordée par Derrida dans sa fameuse critique du concept foucaldien de folie comme concept totalisant – et donc, hégémoniquement rationnel (Derrida 1978). En convoquant cette critique derridéenne, je n’entends pas tant disqualifier l’archéologie au niveau méthodologique que l’ouvrir à la perspective de l’indétermination, elle-même essentielle à la perspective biopolitique. Bien sûr, l’appel à « une totalité culturelle donnée » (Djaballah 2008, 231 et 236) est, à strictement parler, en porte-à-faux par rapport aux précautions méthodologiques de Foucault contre, à la fois, l’objectivation de l’expérience et sa réduction phénoménologique. Dans la recherche de Foucault, les conditions du « vécu » ou de l’« expérience réelle » ne sont pas données en tant qu’objets de discours ; c’est plutôt « la structure d’une pratique qui définit les formes de l’expérience qu’elle génère » (Djaballah 2008, 222). Mais si, pour le dire à la façon de Wittgenstein, « les règles d’une pratique articulent les rapports qui constituent les objets qu’elle contient » (Djaballah 2008, 231), on doit se demander ce qui se passe lorsque les rapports qui conditionnent une « réalité culturelle donnée » se chevauchent avec, ou sont compris dans, ceux qui conditionnent les rapports entre différentes « réalités culturelles données ». Et si, en d’autres termes, le « caractère donné » qu’on reconnaît à la culture sous la forme de monades discrètes ou de noms comptables (Sakai 2009) n’était qu’une norme qui organise – et naturalise – les objets culturels ? Une fois cette possibilité admise, il devient impératif d’explorer l’idée que les discontinuités entre les cultures n’appartiennent pas à une culture unique mais peuvent en réalité être gérées par une technique ou une pratique commune à des cultures apparement differenciées. Et si, en d’autres termes, il y avait une technologie biopolitique à l’œuvre derrière la méthode archéologique ?

L’archéologie demeure toutefois importante pour la critique de l’eurocentrisme du fait de son rejet profond d’un grand nombre de positions philosophiques sur le statut des objets et de l’expérience. Elle rejette l’hypothèse réaliste que les objets sont donnés en soi et pour soi préalablement à l’expérience ; elle rejette pareillement l’hypothèse idéaliste que les objets ne peuvent être compris qu’en rapport avec le soi de l’expérience ; enfin, elle rejette aussi l’hypothèse phénoménologique que les objets et l’expérience ne peuvent être compris qu’à travers un retour à l’intentionnalité originaire de la conscience. La biopolitique poursuit cette orientation méthodologique : l’émergence de l’objet « population » au XVIIe siècle est le produit des pratiques discursives établies par la gouvernementalité. Dans le travail de Foucault sur la sexualité, qui est au cœur de son développement sur le concept de biopolitique,  l’expérience de la sexualité est comprise comme « la corrélation, dans une culture, entre un domaine de savoirs, des types de normativité et des formes de subjectivité » (Foucault 1984-1985 (1990), ??/4 ). Tout ceci semble bien beau jusqu’à ce qu’on commence à réfléchir à la possibilité que la « culture » elle-même soit le nom donné à une articulation encore indéterminée d’« un domaine de savoirs », d’« un type de normativité » et d’« une forme de subjectivité » – c’est-à-dire, que la culture soit elle-même une formation discursive organisant la dispersion régulière d’énoncés, indépendamment des « cultures » dans lesquelles ces énoncés agissent.

Plutôt que d’aborder directement les problèmes philosophiques épineux posés par cette approche de l’expérience1, je voudrais attirer l’attention sur le rapport problématique entre le travail de Foucault sur la biopolitique à la fin des années 1970 et son expérience biographique. Peu après la période (début 1978) où j’ai identifié une transition de la biologie vers l’économie politique dans les cours de Foucault au Collège de France, Foucault entreprend un voyage au Japon, incluant la fameuse visite d’un temple zen en avril, et deux voyages en Iran, en septembre et en novembre de la même année, pour assister à la révolution iranienne, dont il rend compte en détail. Nous avons ici deux exemples d’une implication de Foucault dans une expérience du non-occidental. Comme on peut s’y attendre, dans les deux cas, l’idée d’une expérience au-delà de la connaissance – dont la spiritualité est la figure inévitable – occupe une place centrale dans ses écrits sur ces événements. C’est également en 1978, à la fin de l’année, que Foucault accorde un entretien dans lequel il décrit l’ensemble de son projet philosophique à partir du concept d’expérience (Foucault 2001, 860-914). 1978 est à l’évidence un moment de la carrière de Foucault où la question de l’expérience devient elle-même plus particulièrement une question d’expérience.

Cette période est également marquée – et ce n’est à l’évidence pas sans lien avec la problématique de l’expérience – par un orientalisme tout aussi aigu. On le voit tout d’abord à l’occasion de sa visite du temple zen japonais, sur laquelle je suis revenu plus longuement dans un autre article (Sakai et Solomon, 2005), et il commence à prendre des proportions politiques troublantes, comme c’était prévisible, lors des voyages en Iran qui ont suivi. Bien qu’il ne me semble pas qu’on puisse tirer de conclusion définitive d’une preuve si indirecte, il me semble en revanche qu’il y a bien un lien intrinsèque entre l’abandon des questions biologiques dans le travail sur la biopolitique et le rapport délicat avec le non-occidental d’un côté, et entre son concept archéologique d’expérience et la généalogie de la biopolitique de l’autre.

Le point crucial entre ces deux liens est selon moi la figure de l’intellectuel comme articulation où se joue le combat entre l’expérience et la connaissance. Normalement, le rapport entre ces deux concepts est organisé de façon dialectique et hiérarchique, de sorte que la connaissance est issue de l’expérience tandis que l’expérience bénéficie de la connaissance. Mais pour Foucault, cette dialectique ne sert qu’à renforcer le rôle de la médiation et de l’appropriation – c’est précisément le terrain de l’État. L’élément décisif pour modifier le cours du combat est dans le remplacement/déplacement des institutions, de façon à considérer les stratégies plutôt que les fonctions, à refuser les objets comme donnés, et à passer au dehors des institutions (même au sein de celles-ci) afin de toujours viser le lien entre le pouvoir et la composition. Pour esquisser rapidement cette problématique, il n’y a sans doute pas de meilleur point de référence dans les œuvres de Foucault que ses reportages sur la révolution iranienne. Malgré l’effarant abandon à l’orientalisme dont ils témoignent (Robert Young attire l’attention sur le trope orientaliste de la « volonté absolument collective » ; Young 1995, 1), l’entretien2 réalisé à Téhéran le 23 septembre 1978 est d’une grande valeur puisqu’il nous fournit trois indications précises pour une critique de l’intellectuel comme corps intermédiaire entre l’expérience et la connaissance. Le contexte général de ces indications concerne la transformation historique du rôle de l’intellectuel qui, de « prédicteur de la société future » devient combattant engagé « au fond de la mine » constituée par les ramifications politiques de « la science, la connaissance, les techniques et les technologies » (Afary & Anderson 2005, 184).

Premièrement, Foucault identifie dans la révolution iranienne un rejet du paradigme de la modernisation mimétique :

Un petit détail qui m’avait frappé la veille en visitant le bazar [...] me revint à l’esprit soudain [...]. Ces objets occidentaux inutilisables, sous le signe d’un Orient obsolète, tous portaient l’inscription : « Fabriqué en Corée du Sud ». J’ai senti alors que j’avais compris que les récents événements n’étaient pas le signe d’un recroquevillement face à la modernisation de la part d’éléments extrêmement rétrogrades, mais le rejet, par toute une culture et par tout un peuple, d’une modernisation qui était elle-même un archaïsme (Afary & Anderson 2005, 195).

Prononcé au début d’une ère de transformation économique et politique qu’on ne désignait pas encore sous les noms de « mondialisation » et de « post-fordisme », cet entretien avec Foucault nous montre qu’il avait compris précocement la valeur anachronique de l’opposition tradition/modernité, si essentielle à la théorie de la modernisation (modernization theory) américaine de l’après-guerre. Toute tentative de comprendre la modernisation à travers le schéma d’une opposition binaire entre tradition et modernité devient anachronique dès lors que la question de l’origine et de l’influence est remplacée par celle de la composition subjective. Il est significatif que la critique révolutionnaire de la modernisation soit, selon Foucault, liée à la question de la composition de classe en Iran. Dans une série de reportages sur la structure de classe de l’Iran et la position particulière du shah, Foucault montre que la modernisation est une technique de gestion de la population issue de la dialectique d’expropriation entre élites impériales et élites locales instituée à travers l’expérience de la quasi-colonisation. Le rapport de pouvoir colonial fondé sur l’imitation et l’expropriation peut être remplacé par l’événement de la composition.

Deuxièmement, Foucault identifie implicitement le problème de l’Occident dans son rapport avec le non-Occident à travers la catégorie d’indifférence.

Nous devons construire une autre pensée politique, une autre imagination politique et réapprendre la vision du futur. Je dis cela pour que vous sachiez que tout occidental, tout intellectuel occidental un peu intègre, ne peut pas être indifférent à ce qu’il ou elle entend sur l’Iran (Afary & Anderson 2005, 185). 

Foucault ne donne pas d’explication sur la structure et le fonctionnement de l’indifférence (en réalité, nous avons de profondes réserves quant à ces moments où Foucault est apparemment indifférent au non-Occident – sous le prétexte de la « compétence » – tout en adoptant une position qui se réfère constamment à la spécificité de l’« Occident »), et c’est donc à nous de remplir les blancs. À l’évidence, indifférence ne signifie pas absence de rapport puisque ce qu’on « entend sur l’Iran » est intrinsèquement lié à la création d’une nouvelle « vision du futur ». Notez que la campagne contre l’indifférence est un projet pédagogique dont le but est de créer des futurs alternatifs. Foucault ne précise par de quel genre de futur il peut s’agir mais on peut être sûr que cela inclut au moins une redéfinition des relations institutionnalisées (entre l’Occident et le non-Occident, entre l’intellectuel et la société, entre l’expropriation et le commun, etc.) et un nouveau type d’expérience (une expérience qui n’est pas caractérisée par l’indifférence)3. L’indifférence aux rapports réels (d’expropriation) constitue une ressource subjective stratégique qui fait partie intégrante de la domination post-coloniale moderne. Pour l’instant, soulignons ce point de connexion essentiel : l’indifférence doit être distinguée de l’ignorance dans la mesure où elle se fonde sur la connaissance. En réalité, la connaissance – comprise en termes disciplinaires – est précisément la condition de possibilité de l’indifférence.

Troisièmement, Foucault cite deux expériences emblématiques du rapport entre les intellectuels et la société qui marquent l’histoire de ce qu’il appelle de façon caractéristique « notre culture » et « l’Occident ».

Tout d’abord, tout au long du XVIIIe siècle, des philosophes – ou peut-être devrait-on dire, des intellectuels, en France, en Angleterre, en Allemagne – se sont efforcés de repenser entièrement la société, selon les principes du bon gouvernement tels qu’ils le percevaient eux-mêmes [...]. Je ne veux pas dire que les philosophes furent responsables de cela, mais le fait est que leurs idées ont eu des effets sur ces transformations. Plus important encore, cette monstruosité qu’on appelle l’État est dans une très large mesure le fruit et le résultat de leur pensée [...].
La seconde expérience douloureuse est celle qui est née, non pas entre le philosophe et la société bourgeoise, mais entre les penseurs révolutionnaires et les États socialistes que nous connaissons aujourd’hui. À partir des visions de Marx, des visions des socialistes, d’après leurs pensées et leurs analyses, qui étaient parmi les pensées et les analyses les plus objectives, rationnelles et apparemment exactes, naquirent dans la réalité des systèmes politiques, des organisations sociales et des mécanismes économiques qui sont aujourd’hui condamnés et devraient être abandonnés
(Afary & Anderson 2005, 184-185).

Le rôle de la pensée rationnelle comme bien public (de libération) est toujours menacé d’appropriation par l’État, agissant au nom de l’intérêt universel pour les intérêts d’un groupe exclusif (une nation ou un parti, par exemple). Le sujet de l’expérience est toujours confronté à l’économie de l’appropriation, par laquelle l’expérience se codifie en connaissance disciplinaire. Le défi essentiel, pourrait-on généraliser, est de comprendre l’appropriation non comme une base pour la légitimation d’une norme, mais comme un événement dans la constitution du social.

Les commentaires de Foucault ne soulignent pas seulement l’importance de la gouvernementalité comme concept critique pour comprendre le lien entre expérience et connaissance, ils suggèrent également, comme on l’a déjà vu, la manière dont la gouvernementalité en vient à s’empêtrer par mégarde dans une vision culturaliste. Ce que Foucault voyait dans la révolution iranienne n’était rien moins que la priorité de la culture sur l’État, l’hypothèse que la culture existe avant l’État et peut-être en dehors de celui-ci. Bien sûr, le passage à un en-dehors des institutions – le passage du côté du pouvoir, du côté des stratégies et non plus des fonctions, et du côté des pratiques et non plus des objets donnés – était une caractéristique essentielle de sa tentative novatrice de critique de l’État. Mais lorsque le passage à l’en-dehors des institutions est redoublé par le passage à l’en-dehors de l’Occident (qui reste, selon nous, une autre forme institutionnelle), Foucault tombe clairement dans l’erreur. C’est ce qui lui permet de faire référence à deux équivalences parallèles entre culture et population : de même que « notre culture » égale « l’Occident »,  « toute une culture [la culture iranienne] » égale « tout un peuple ». Ce que ces équivalences parallèles ignorent, c’est précisément la manière dont l’équation culture = population est elle-même le produit archéologique d’une forme discursive spécifique dont les effets biopolitiques articulent connaissance et expérience.

Pour résumer, nous avons donc recueilli dans les observations de Foucault sur la révolution iranienne trois éléments clés qui correspondent aux trois « tâches » assignées implicitement au sujet de l’expérience en tant qu’intellectuel : 1) À la critique des rapports de pouvoir post-coloniaux fondés sur l’imitation et l’expropriation correspond un événement de composition auquel le sujet de l’expérience en tant qu’intellectuel participe inévitablement. La question centrale pour les intellectuels à l’époque post-coloniale n’est plus de développer des méthodes de plus en plus exacte pour établir la correspondance entre le monde et la connaissance, c’est-à-dire la véridiction, mais plutôt d’écarter les rapports sociaux des questions d’origine, de genèse et de filiation. 2) Au problème de l’indifférence correspond la tâche de défier les pratiques disciplinaires qui organisent et codifient le rapport entre expérience et connaissance. Le défi pour le sujet de l’expérience en tant qu’intellectuel est de prendre conscience des manières dont l’indifférence – « l’ignorance autorisée que toute critique de l’impérialisme doit cartographier » (Spivak 1988, 291) – est inscrite dans le sujet connaissant à travers les pratiques disciplinaires. Ceci constitue la base de notre critique de l’eurocentrisme de Foucault. 3) À l’appropriation par l’État de la pensée rationnelle comme bien public correspond la tâche de comprendre l’appropriation non comme une base de légitimation d’une norme mais comme un événement dans la constitution du social.

Conformément à l’analyse de Foucault, il faudrait se souvenir que l’intellectuel n’est pas seulement le produit ou l’agent de la division du travail mais aussi une figure anthropologique dans le sens que prend ce termes dans Les mots et les choses, où l’homme moderne est caractérisé par une série de doubles qui enchâssent le triumvirat du langage, de la vie et du travail. L’entretien de Téhéran de Foucault nous offre un portrait convaincant de l’intellectuel en général en tant que l’un de ces doubles – emblématique, pour ce qui est de la différence entre expérience et connaissance. L’intellectuel, qui est parfois indifférent du fait même de ses connaissances, dont l’ambivalence entre expérience et connaissance accompagne et consolide la « monstruosité de l’État », quand elle ne la crée pas directement, et dont la pratique sociale en tant que producteur de connaissance se concentre sur l’institution de l’imitation normative – les disciplines de « vérité » (entendue comme adéquation de l’objet et de l’énoncé) – plutôt que sur l’événement de la composition, est exactement « l’Autre fraternel et jumeau, né non pas de [l’homme], ni en lui, mais à côté et en même temps [...]. Cette plage obscure [...] lui est à la fois extérieure et indispensable : un peu l’ombre portée de l’homme surgissant dans le savoir ; un peu la tache aveugle à partir de quoi il est possible de le connaître » (Foucault 1966, 337).

C’est en ce sens que je comprends l’appréciation de Robert Young sur le statut de l’eurocentrisme chez Foucault – « Les mots et les choses peuvent être lues comme une analyse non de l’eurocentrisme en tant que tel, mais de son archéologie philosophique et conceptuelle » (Young 1995, 9). L’orientalisme prononcé de Foucault n’est pas seulement le pendant de son investissement dans l’erreur méthodologique de l’« autonomie » du culturalisme, c’est aussi, d’une manière beaucoup plus décisive, le signe de l’incapacité de l’intellectuel à prévenir la confusion et la réversibilité désastreuses entre les pôles opposés de la connaissance et de l’expérience qui furent identifiées dans Les mots et les choses comme la caractéristique essentielle de la modernité. Le point crucial de l’eurocentrisme en tant qu’hégémonie géoculturelle moderne par excellence est dans l’économie qui lie l’expérience à la connaissance à travers toute une série de décisions philosophiques comme la négation dialectique et la réduction phénoménologique (les deux principaux hommes de paille dans l’œuvre de Foucault). Le chapitre neuf des Mots et les choses est d’ailleurs consacré à l’analyse des éléments transcendantaux et empiriques dans la constitution de la connaissance qui font de « l’analyse du vécu » un « discours de nature mixte » désespérément équivoque (Foucault 1966, 332). La négativité dialectique et la phénoménologie constituent l’une et l’autre, chacune à leur manière, des réponses, défectueuses mais semblables archéologiquement, à ce mélange amphibologique qui se traduit par la construction moderne de l’homme comme sujet et objet de connaissance simultanément. Leonard Lawlor a montré brillamment comment la critique foucaldienne de la nature amphibologique du concept moderne de « vécu » est au cœur de la critique de l’homme moderne dans Les mots et les choses. Contre cette notion, « le vécu », Foucault en propose une autre, « le vivant », dont le point de départ est la notion biologique d’erreur chez Canguilhem. Expliquant l’objection de Foucault au concept de vécu, Lawlor écrit : « la critique du concept de vécu est fondée sur le fait que la relation dans le vécu est un mélange qui referme ‘un écart infime’. Inversement, la conception que Foucault se fait de la relation dans ‘le vivant’ est celle d’une dissociation qui maintient ‘l’écart infime’ » (Lawlor 2005, 417). Cet « écart infime », qui devient dans la traduction anglaise des Mots et les choses un « miniscule hiatus » (Foucault 1966/1973, 351/340), doit être entendu, selon Lawlor, dans les deux sens du terme français « infime » : « minuscule » mais aussi selon Lawlor « infinitésimal », « divisible à l’infini » (Lawlor 2005, 422 ). J’imagine que ce que Lawlor a à l’esprit en fondant son argument sur les deux significations du terme « infime » est une forme de ce que Sakai appelle « continuité dans la discontinuité » (Sakai 2009, 85). Dans le cas présent, l’infime au sens de « divisible à l’infini » nous renverrait à ce que les mathématiques appellent « continuité », tandis qu’au sens de « minuscule », il nous ramènerait à une différence si petite qu’elle ne peut pas être mesurée, constituant par là l’incommensurabilité de la « discontinuité ». Contre le concept moderne d’homme qui est fondé sur une rapport équivoque entre l’expérience et la connaissance, la critique de Foucault en appelle non pas à un « mélange » des deux mais à une manière de rendre les différences infiniment petites entre l’une et l’autre discontinues et non-relationnelles. La manière dont il faut le faire doit être recherchée dans une stratégie de « double négation » qui « affirme » les deux termes plutôt que de les combiner (Lawlor 2005, 424).

Le problème de l’épistémè occidentale moderne, selon Les mots et les choses, est celui de l’équivocité et de la réversibilité fondamentales qui se sont installées entre l’expérience et la connaissance. Je ne m’intéresse pas tant ici à la résolution de cette amphibologie qu’à ce que je prends comme un avertissement adressé par l’archéologie à la biopolitique. La biopolitique, en particulier la dimension de celle-ci qui se prête aux études sur la gouvernementalité, court toujours le risque de devenir l’étude du « vécu » de la politique de la vie. Si le problème de l’eurocentrisme concerne en dernière analyse une hégémonie mobile et auto-évolutive, autrement dit si le problème de « l’Occident » ne se limite pas à l’Occident, c’est en raison de l’équivocité ou de la confusion amphibologique entre connaissance et expérience qui lui sont fondamentales. De même, le problème de l’État n’est autre qu’une manière de s’approprier l’amphibologie, ou de la capturer, sous couvert de « vécu ». Ainsi, opposer l’expérience – l’expérience vécue, l’expérience locale – à l’hégémonie de l’Occident (et son avatar, la « théorie occidentale ») apparaît finalement comme une stratégie très largement complice de la logique d’hégémonie – consolidée dans l’État – selon laquelle l’Occident s’est constitué le premier en tant que sujet dans l’histoire.

Dans son entretien de Téhéran le 23 septembre 1978, Foucault parle de l’État, on s’en souvient, comme d’une « monstrosity », une « monstruosité ». Dans la mesure où ce terme de « monstrosity » est extrait d’une traduction anglaise du texte de l’entretien « original », qui n’a été publié qu’en persan, il ne serait sans doute pas très convaincant de fonder toute mon argumentation sur ce seul mot. On peut toutefois y voir une indication. À propos de la monstruosité, Derrida nous a montré qu’elle n’était pas seulement liée à la nominalisation et à la normalisation, mais aussi à la différence et à l’hybridation des espèces (Derrida 1995, 385-386). Tout au long de l’œuvre de Foucault, l’État est lié de façon si répétée à la normalisation qu’il serait facile d’oublier que son aspect est aussi intimement lié à un type de système et d’expérience anthropologique fondamental qui caractérise l’expérience de la politique moderne en tant qu’elle est fondamentalement investie par la vie. Bien qu’il semble, selon la logique historiciste des origines et des filiations, que les États modernes se consacrent à la défense de la spécificité originaire de la nation, l’approche généalogique de Foucault nous incite à abandonner ces « donnés » et à tourner notre attention vers la manière dont l’État n’est pas engagé envers la nation en soi, mais seulement envers l’idée de la différence des espèces en général. L’État, pourrait-on dire, est une grande expérience (experiment) sur l’expérience (experience) de la plasticité bioanthropologique. N’oublions pas qu’en français, « expérience » recouvre le sens des deux mots anglais experiment et experience. Les mots et les choses énoncent très clairement cette articulation entre gouvernementalité et plasticité bioanthropologique : « Dans l’expérience moderne, la possibilité d’instaurer l’homme dans un savoir, la simple apparition de cette figure nouvelle dans le champ de l’épistémè, implique un impératif qui hante la pensée de l’intérieur ; peu importe qu’il soit monnayé sous les formes d’une morale, d’une politique, d’un humanisme, d’un devoir de prise en charge du destin occidental, ou de la pure et simple conscience d’accomplir dans l’histoire une tâche de fonctionnaire ; l’essentiel, c’est que la pensée soit pour elle-même et dans l’épaisseur de son travail à la fois savoir et modification de ce qu’elle sait, réflexion et transformation du mode d’être de ce sur quoi elle réfléchit » (Foucault 1966, 338). La transformation de l’existence à travers l’échange entre expérience et connaissance est au cœur des deux projets historiques mondiaux que sont l’eurocentrisme  et le fonctionnement quotidien de l’État. L’équation implicite entre morale et fonctionnariat donne une idée du sérieux avec lequel Foucault considère le pouvoir de transformation de la connaissance. Si la gouvernementalité est le nom d’une technologie de gestion de la population simili-étatique qui se prolonge au-delà des frontières institutionnelles conventionnelles de l’État, la biopolitique est le nom de la situation dans laquelle le vécu se trouve régulièrement approprié par des technologies simili-étatiques au service de la gestion de la plasticité bioanthropologique. Les systèmes de connaissance de la prétendue différence culturelle sont une part essentielle de ces technologies simili-étatiques et doivent être considérés comme des champs de bataille biopolitiques. La « monstruosité de l’État » n’est pas en tout premier lieu une totalisation de la vie politique mais plutôt la totalisation de la vie dans la politique et de l’expérience dans la connaissance.

 

 

Notes

1  L’importance de l’expérience dans l’œuvre de Foucault a été explorée récemment par Mark Djaballah, Kant, Foucault, and Forms of Experience (Djaballah 2008) ; Timothy O’Leary, « Foucault, Experience, Literature » in Foucault Studies, n° 5 (2008), p. 5-25 ; Gary Gutting, « Foucault’s Philosophy of Experience,” Boundary 2, vol. 29, n° 2, 2002, p. 69-85 ; et Leonard Lawlor, « A Miniscule Hiatus: Foucault’s Critique of the Concept of Lived-Experience (vécu) », in A.-T. Tymieniecka (ed.), Analecta Husserliana, LXXXVIII (Dordrecht: Springer, 2005), p. 417–427. O’Leary suggère également de consulter Timothy Rayner, « Between fiction and reflection: Foucault and the experience book », Continental Philosophy Review, n° 36, 2003, p. 27-43 ; et le chapitre sur Bataille, Blanchot et Foucault, in Martin Jay, Songs of Experience: Modern American and European Variations on a Universal Theme (Berkeley, CA: University of California Press, 2006), chap. 9. Judith Revel, l’une des grandes spécialistes de Foucault en France, a également publié un ouvrage important, que je n’ai pas pu consulté au moment où j’écrivais cet article (il est épuisé et il n’est pas disponible à la bibliothèque universitaire de Taïwan) mais qui, à en juger par son titre, traite des concepts d’expérience et d’expérimentation dans l’œuvre de Foucault. Judith Revel, Michel Foucault, Expériences de la pensée (Paris: Bordas, 2005).

2  L’entretien ne figure pas dans Dits et Écrits. J’ignore s’il en existe une version française. La version anglaise a été traduite du farsi.

3  À la lumière des recherches neurobiologiques récentes sur les «neurones miroirs» et sur le concept de néoténie, le lien entre les institutions sociales et l’indifférence n’est pas fortuit. Cf. Virno (2003).

 

 

Références bibliographiques

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Calichman, Richard et John Kim. 2010. The Politics of Culture: Around the Work of Naoki Sakai. New York and London : Routledge. Cité d’après le manuscrit, non paginé.

Derrida, Jacques. 1967/1978.  L’écriture et la différence. Paris : Le Seuil. Traduction anglaise (Alan Bass) : Writing and Difference. Chicago : The University of Chicago Press.

Derrida, Jacques. 1995. Points…Interviews, 1974-1994. Traduction anglaise de Peggy Kamuf et al. Stanford : Stanford University Press.

Djaballah, Marc. 2008. Kant, Foucault, and Forms of Experience. New York and London : Routledge.

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Foucault, Michel. 1984-1985 (1990). Histoire de la sexualité II : L’usage des plaisirs. Paris : Gallimard. Traduction anglaise (Robert Hurley) : The Use of Pleasure. The History of Sexuality Vol. 2. New York : Vintage Books.

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Gutting, Gary. 2002. « Foucault’s Philosophy of Experience ». In Boundary 2 29:2 (Durham : Duke University Press). 69-85.

Lawlor, Leonard. 2005. « A Miniscule Hiatus: Foucault’s Critique of the Concept of Lived-Experience (vécu) ». In A.-T. Tymieniecka (ed.), Analecta Husserliana L XXXVIII (Dordrecht : Springer). 417–427.

O’Leary, Timothy. 2008. « Foucault, Experience, Literature ». In Foucault Studies No. 5 (2008), pp. 5-25.

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Sakai, Naoki et Jon Solomon. 2005. « Addressing the Multitude of Foreigners, Echoing Foucault ». Translation, Biopolitics and Colonial Difference, Traces vol. 4. Hong Kong : Hong Kong University.1-35.

Spivak, Gayatri Chakravorty. 1988. « Can the Subaltern Speak? ». Marxism and the Interpretation of Culture. Eds. Cary Nelson and Lawrence Grossberg. London : Macmillan. 271-313.

Virno, Paolo. 2003. Scienze Sociali e ‘Natura Umana’. Facoltà di linguaggio, invariante biologico, rapporti di produzione. Roma : Rubbettino Editore.

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Traduit de l'anglais par Etienne Dobenesque