al-Qahira, la cité victorieuse, 11 février 2011

Mohammed BAMYEH

Traducteur : MARELLI Joëlle


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Jamais une révolution qui semblait si dépourvue de perspective n’a pris de l’ampleur si rapidement et de manière si inattendue. La révolution égyptienne commencée le 25 janvier n’avait pas de leadership et était peu organisée ; les événements déterminants du vendredi 28 janvier se produisirent alors que toutes les technologies de communication, notamment tout l’internet et le téléphone, étaient bloquées ; cela s’est passé dans un grand pays réputé pour le calme de sa vie politique, un très vieil héritage de continuité autoritaire et un enviable appareil répressif composé de plus de 2 millions d’éléments. Et pourtant le régime de Hosni Moubarak, retranché depuis trente ans et apparemment éternel, le seul que la grande majorité des protestataires aient jamais connu, s’est évaporé en un jour.

 

Il est vrai que le régime continue à lutter, mais il n’y a pratiquement plus de gouvernement. Tous les ministères et les bureaux gouvernementaux sont fermés et presque tous les QG de police ont été brûlés le 28 janvier. Si l’on excepte l’armée, tous les personnels de sécurité ont disparu et seuls de rares officiers de police s’aventuraient encore au-dehors une semaine après le soulèvement. Les comités populaires ont pris en charge la sécurité dans les quartiers. J’ai vu partout l’expression d’un patriotisme qui prenait la forme d’une fierté collective devant la prise de conscience du fait que des gens qui ne se connaissaient pas pouvaient agir ensemble, intentionnellement et avec un but. Pendant la semaine et demi qui a suivi, des millions de personnes ont convergé dans les rues presque partout en Egypte, et l’on a pu observer empiriquement la manière dont une éthique élevée – sens de la communauté et de la solidarité, souci d’autrui, respect de la dignité de tous, sentiment de responsabilité personnelle envers chacun – surgissait précisément de la disparition du gouvernement.

 

Indubitablement, cette révolution qui n’a pas fini de se déployer sera l’événement formateur dans les vies des millions de jeunes gens qui en ont été le fer de lance en Égypte, et peut-être aussi des nombreux autres millions de jeunes gens qui l’ont suivie dans tout le monde arabe. Il est clair qu’elle apporte à la jeune génération un grand spectacle du type de ceux qui ont formé la conscience politique de toutes les générations avant celle-ci dans l’histoire arabe moderne. Ces expériences formatrices communes des générations passées furent aussi de grands moments nationaux : défaites catastrophiques ou triomphes contre les puissances coloniales ou apparentées.

 

Cette révolution laissera longtemps aussi des traces profondes dans le tissu social et la psyché, d’une manière qui va bien au-delà de la jeunesse. Si les jeunes ont été la force motrice les premiers jours, la révolution est rapidement devenue nationale dans tous les sens du terme ; au fil des jours j’ai observé une mixité démographique croissante dans les manifestations, des gens de tous groupes d’âge, de toutes classes sociales, hommes et femmes, musulmans et chrétiens, citadins et paysans – pratiquement tous les secteurs de la société, agissant en grand nombre et avec une détermination rarement vue auparavant.

 

Tous ceux à qui j’ai parlé se sont fait l’écho des mêmes thèmes de transformation : ils s’émerveillaient de redécouvrir leur voisin, s’étonnaient de n’avoir jamais eu, jusqu’alors, conscience de vivre dans la « société », ignorant jusqu’au sens de ce mot, et de la proximité qu’ils se découvraient avec des gens qui leur paraissaient si éloignés la veille encore. J’ai vu des paysannes donner des oignons à des manifestants pour les aider à se remettre d’attaques au gaz lacrymogène, de jeunes gens en dissuader d’autres de commettre des actes de vandalisme , des manifestants former un bouclier humain pour protéger le Musée national des pilleurs et des incendiaires ; j’ai vu des protestataires en empêcher d’autres de s’en prendre à des baltagiyya1 qui les avaient attaqués et qu’ils avaient réussi à capturer; et d’innombrables autres preuves de générosité et de civilité au cœur de la destruction et du chaos.

 

J’ai vu aussi comment les manifestations alternaient entre scènes de bataille et cercles de débat et comment elles offraient un spectacle où chacun pouvait voir les différentes  composantes de la vie sociale converger sur l’idée qu’il fallait faire tomber le régime. Alors que les médias internationaux parlaient de chaos incontrôlé et insistaient sur les implications régionales et sur le spectre de l’islamisme, une perspective à hauteur d’homme révélait le relatif manque de pertinence de ces considérations. La révolution mettant plus de temps que prévu à accomplir sa mission, les manifestants eux-mêmes eurent le loisir de constater d’autres accomplissements, comme l’émergence d’une nouvelle éthique précisément à partir du chaos. Ces accomplissements s’exprimaient dans un sentiment largement partagé de responsabilité personnelle à l’égard la civilisation – nettoyage volontaire des rues, files d’attente, complète disparition du harcèlement des femmes en public, retour des objets volés ou perdus, et d’innombrables autres décisions éthiques qu’il était coutumier d’ignorer ou d’abandonner au soin des autres.

 

Un certain nombre de traits fondamentaux se dégagent de ce magnifique événement et offrent la clé, je crois, d’une compréhension non seulement de la Révolution égyptienne, mais aussi des autres soulèvements arabes de 2011. Ces traits sont la puissance des forces marginales, la spontanéité comme art de se mouvoir, la dimension civique  comme contraire éthique délibéré à la barbarie d’État, la priorité assignée au politique par rapport à tous les autres types de revendications, y compris économiques, et enfin la surdité autocratique, c’est-à-dire l’impréparation des élites dirigeantes à entendre dans les premiers échos autre chose qu’un bruit public indifférencié qu’il serait facile de rendre inaudible à nouveau par les moyens habituels.

 

D’abord, la marginalité signifie  que la révolution a commencé aux marges. En Tunisie, elle a commencé ainsi, dans des zones marginales d’où elle a migré vers la capitale. Et de la Tunisie, elle-même relativement marginale dans le contexte plus large du monde arabe, elle a gagné l’Égypte. La situation est évidemment différente dans chaque pays arabe quant aux indicateurs économiques et aux degrés de libéralisation, mais j’ai été frappé de la conscience que la jeunesse égyptienne avait de l’exemple tunisien, qui ne les précédait que de deux semaines. Plusieurs d’entre eux m’ont dit leur fierté de sembler pouvoir accomplir en quelques jours ce qu’il avait fallu un mois aux Tunisiens pour réaliser.

 

La marginalité semble avoir également été un facteur important en Égypte même. Si l’intérêt des médias se focalisait en grande partie sur la place Tahrir au centre du Caire – où je me rendais tous les jours –, la présence massive sur ce lieu était elle-même l’expression d’une possibilité devenue soudain évidente le 25 janvier, lorsque de grandes manifestations eurent lieu dans douze provinces égyptiennes. Si elle était restée confinée au Caire, la révolution n’aurait jamais été perçue comme possible et, de fait, les premiers jours, quand il commença à apparaître véritablement qu’une révolution était en train de se produire, ses moments les plus intenses eurent lieu dans des sites relativement marginaux comme Suez. La perception collective de ce qu’une révolution était en train de se produire aux marges, là où on l’attendait le moins, donna à chacun la confiance nécessaire pour réaliser qu’elle pouvait avoir lieu partout.

 

Deuxièmement, la révolution a gardé de bout en bout et à tous égards un caractère spontané, au sens où elle n’avait pas d’organisation permanente. Au contraire, les nécessités organisationnelles – concernant par exemple la manière de communiquer, de décider de ce qu’on ferait le lendemain, du nom qui serait donné à la journée, du mode d’évacuation des blessés, de la manière de repousser les offensives des baltaggiya et même de la formulation des revendications – tout cela émergea directement sur le terrain et continua d’évoluer  en réponse à de nouvelles situations. De plus, du début à la fin la révolution n’eut aucun leadership reconnu, un fait qui semblait importer surtout aux observateurs, mais pas aux participants. J’ai vu plusieurs débats où les participants résistaient fortement à l’idée d’être représentés par quelque groupe ou dirigeant que ce soit, de même qu’ils rejetaient les exigences qui leur étaient opposées de produire des « représentants » à qui Al-Azhar ou le gouvernement pourraient parler. Quand le gouvernement demanda qu’un porte-parole de cette révolte soit désigné, de nombreux participants désignèrent cavalièrement l’un des disparus, dans le seul espoir que cela hâterait sa réapparition. L’une des  choses que j’entendis souvent  est que c’était « le peuple » qui décidait. Il apparut que cette idée de peuple était désormais comprise comme quelque chose de trop grand pour être représentable par quelque autorité ou leadership concret que ce fût, ou encore qu’une telle représentation diluerait le sens profond, presque spirituel, de la notion de « peuple » comme celle d’un être tout entier en mouvement.

 

La spontanéité fut aussi un élément clé parce qu’elle rendait difficile l’anticipation et le contrôle sur la révolution et qu’elle apportait un degré inhabituel de dynamisme et de légèreté – ceci tant que des millions de gens restaient investis dans la priorité collective consistant à faire tomber le régime représenté par le président. Mais il apparut aussi que cette spontanéité jouait un rôle thérapeutique, et non simplement organisationnel ou idéologique. Plusieurs participants me dirent à quel point la révolution était libératrice psychologiquement, parce que toute la répression qu’ils avaient intériorisée sous la forme de l’autocritique et de la perception d’une faiblesse intrinsèque  se retournait, dans le climat révolutionnaire, vers le dehors, sous la forme d’une énergie positive, d’une découverte de leur propre valeur, d’un lien authentique et non superficiel avec les autres et du pouvoir illimité de changer une réalité figée. J’ai entendu le mot « réveil » une quantité innombrable de fois pour décrire le mouvement tout entier comme une sorte de sortie spontanée d’un état de profonde léthargie qu’aucun programme de parti  n’avait réussi à troubler jusqu’alors.

 

En outre, c’est à la spontanéité que l’on doit, semble-t-il, l’élévation constante du plafond des objectifs du soulèvement, passant des demandes de réformes élémentaires le 25 janvier au changement de tout le régime trois jours plus tard, puis au rejet des concessions faites par le régime alors que Moubarak était encore en fonctions, et jusqu’à mettre Moubarak sur la sellette. Le 25 janvier, personne ne demandait sérieusement la chute de Moubarak ; les slogans se contentaient de condamner la possible candidature de son fils et d’appeler Moubarak lui-même à ne pas se présenter aux prochaines élections. Mais à la fin de la journée du 28 janvier, le retrait immédiat de Moubarak de ses fonctions était devenu un principe inébranlable et, de fait, il sembla alors que c’était sur le point de se produire. C’est alors qu’on découvrit ce qu’un mouvement spontané rendait possible, plus qu’un programme, une organisation ou un leadership fixes. La spontanéité devint ainsi la boussole de la révolution et sa manière de trouver son chemin vers ce qui se révéla comme sa destination radicale.

 

C’est pourquoi il fut difficile de persuader les protestataires de renoncer au caractère spontané de la révolution alors que la spontanéité avait déjà fait la preuve de sa puissance. La spontanéité produisit ainsi davantage de confiance qu’aucun autre style de mouvement  et, d’après ce que j’ai pu voir,  c’est de cette confiance qu’émergea la disposition des protestataires au sacrifice et au martyre. La spontanéité apparut aussi comme une façon de porter la dimension carnavalesque de la vie sociale sur le théâtre de la révolution pour y exprimer la liberté et l’initiative. Par exemple, parmi les milliers de pancartes vues dans les manifestations, il n’y en avait quasiment aucune qui fut  standard (telles qu’on en voyait dans les manifestations pro-gouvernement). Au contraire, la grande majorité des pancartes et des banderoles étaient faites individuellement et de manière artisanale, avec des inscriptions ou des dessins sur toutes sortes de matériaux et d’objets, et elles étaient fièrement brandies par leurs auteurs, qui souhaitaient qu’elles soient photographiées par d’autres manifestants. La spontanéité se révéla  en outre fort utile au travail en réseau, la révolution étant essentiellement devenue une extension de la spontanéité de la vie quotidienne, où peu de planification détaillée est  nécessaire ou possible et où la plupart des gens ont déjà l’habitude du réseautage spontané au sein de l’imprévisible quotidien qui prévaut en temps ordinaire.

 

Mais si la spontanéité procura à la révolution nombre des éléments qui lui valurent son succès, elle signifiait aussi que la transition vers un nouvel ordre serait réalisée par les forces existantes au sein du régime et de l’opposition organisée, puisque les millions de personnes qui étaient dans la rue ne disposaient pas d’une force unique capable de les représenter. La plupart des protestataires à qui je parlai semblaient pourtant moins préoccupés de ces détails que des revendications élémentaires dont il apparut que la satisfaction garantirait la nature plus juste de n’importe quel système à venir. Telles qu’elles furent finalement élaborées une semaine après le début de la Révolution, ces exigences se formulaient ainsi : départ du dictateur ; dissolution du parlement et élection d’un nouveau parlement ; amendements à la constitution de sorte à réduire le pouvoir présidentiel et à garantir plus de libertés ; abolition de l’état d’urgence ; et passage en jugement des hauts fonctionnaires corrompus ainsi que de tous ceux qui avaient ordonné de tirer sur les manifestants.

 

Troisièmement, un autre fait remarquable a été le remplacement virtuel des références religieuses par une éthique civique présumée universelle et dotée d’évidence. Cette évolution paraît plus surprenante que dans le cas de la Tunisie, étant donné qu’en Égypte l’opposition religieuse a toujours été forte et qu’elle touchait pratiquement tous les secteurs de la vie. Les Frères musulmans eux-mêmes se sont associés aux contestations après le début du mouvement et, comme toutes les autres forces politiques organisées dans le pays, ils ont semblé déroutés par la manière dont les choses évoluaient et incapables d’en prendre la direction, malgré les efforts du gouvernement (en accord avec ses alliés régionaux) pour amplifier leur rôle.

 

Cet aspect est, me semble-t-il, substantiellement lié aux deux dimensions mentionnées précédemment, la spontanéité et la marginalité. Chacun de ces deux processus impliquait une politisation de segments autrement peu engagés et correspondait aussi à des revendications dont l’expression ne nécessite aucun langage religieux en particulier. En fait, la religion apparaissait comme un obstacle, à la lumière notamment des récentes tensions sectaires en Égypte, et elle contredisait le caractère émergent de la révolution comme se situant au-dessus de toutes les lignes de division dans la société, y compris la religion ou la religiosité. Beaucoup de gens priaient certes en public, mais à aucun moment je n’ai vu quiconque subir une pression dans ce sens ou même être invité à les rejoindre, malgré les forts accents spirituels d’une atmosphère saturée d’émotions et constamment renforcée par les récits de martyres, d’injustices et de violences.

 

Comme en Tunisie, en Égypte la rébellion a fait éruption comme une sorte de séisme moral collectif – avec des revendications centrales très fondamentales, portant sur le respect du citoyen, la dignité et le droit naturel de contribuer à la fabrique du système gouvernant la personne. Si ces mêmes principes s’exprimaient auparavant dans un langage religieux, désormais ils s’exprimaient tels quels, sans mystification ni besoin d’une autorité divine pour les justifier. J’ai compris l’importance de cette transformation quand des Frères musulmans se sont mis à scander avec tous les autres des slogans revendiquant un État « civique » (madaniyya) – explicitement distingué de deux autres options possibles : religieux (diniyya) ou militaire (askariyya).

 

Quatrièmement, un développement frappant après le 28 janvier tient au fait que les revendications politiques étaient si radicales que tous les autres griefs – y compris ceux qui concernaient les conditions économiques désastreuses – leur demeuraient subordonnés. Les revendications politiques étaient plus claires que tout autre type de demande ; tout le monde s’accordait sur elles ; et tout le monde partageait l’idée que tous les autres problèmes pourraient être mieux négociés une fois qu’un système politique responsable serait en place. C’est ainsi que la lutte contre la corruption, un thème central, devint l’une des manières de traduire simplement tous les griefs économiques dans un langage politique compréhensible. Et il est clair que ce principe correspondait à la réalité, étant donné que le système politique était fondamentalement devenu un système de vol en plein jour. Bien des mois avant la révolution, presque chacun avait une histoire à raconter sur la corruption outrancière de l’élite politico-affairiste qui profitait le plus du système et qui tendait à former une clique agglutinée autour du fils de Moubarak. Certains de ses membres ont d’ailleurs été impliqués, dit-on, dans le recrutement  des casseurs qui terrorisèrent les manifestants pendant les deux longues journées et longues nuits des 2 et 3 février.

 

Cinquièmement, comme partout dans le monde arabe, un facteur clé fut la surdité autocratique. Les forts courants de ressentiment sous-jacent qui nourrirent l’éruption avaient été alimentés pendant des années par les élites dirigeantes, qui, du fait de leur longévité aux responsabilités  et de l’absence d’opposition significative, avaient perdu toute notion de qui était leur peuple et toute capacité, pour ainsi dire, de le comprendre. Ils n’ont rien perçu du bouillonnement précédant la révolution et, quand celle-ci a surgi, ils ont été  lents à y percevoir autre chose qu’un bruit indifférencié. La communication autocratique à sens unique n’autorisait pas de retour et considérait les destinataires de ses directives soit comme un public soit comme la source d’un bruit incohérent. Tout au long de la révolution, cette surdité des structures dirigeantes fut manifeste dans la lenteur et l’incertitude des réponses du gouvernement. Le jour qui suivit les manifestations du 25 janvier, les rédacteurs des journaux gouvernementaux minimisèrent les événements. Le 28 janvier, tandis que toute l’Égypte était en feu et que de nombreux dirigeants internationaux exprimaient leur inquiétude, le gouvernement demeura complètement silencieux – jusqu’à ce que Moubarak se résolve à prendre la parole à minuit, pour dire l’exact contraire de ce que tout le monde attendait. Il croyait faire une concession majeure, alors que des conseillers intelligents auraient dû lui dire que ses propos ne pouvaient être interprétés  que comme une provocation, qui donna d’ailleurs lieu à plusieurs autres journées de protestations. Le 1er février, il fit un autre discours, croyant encore faire de grandes concessions, mais à nouveau cela fut reçu par de nombreux manifestants comme le comble de l’arrogance. Le dernier jour qu’il passa en fonctions, le 10 février, il scandalisa presque tout le pays quand, plutôt que de démissionner comme tout le monde s’y attendait, il se contenta de déléguer temporairement ses pouvoirs à son vice-président, désormais haï autant qu’il l’était lui-même. D’immenses foules convergèrent le long des rues et atteignirent le palais présidentiel le 11 février, le pays tout entier apparaissant désormais déterminé à tirer vengeance d’un homme aussi déconnecté d’une volonté populaire qui s’exprimait pourtant clairement et sans équivoque possible.

 

Il continuait, en un sens, à répondre à ce qu’il devait percevoir comme un bruit incohérent, surgissant de masses indifférenciées susceptibles, croyait-il, d'être apaisées par d’apparents compromis. Les États arabes autocratiques se sont depuis longtemps habitués à considérer leurs peuples tantôt avec mépris, tantôt avec condescendance. Ils ne sont plus formés à aucun autre art de communication (bien qu’Ahmad Shafiq, le nouveau premier ministre, ait tenté de faire de son mieux dans cet exercice). Il est clair que la surdité autocratique a été un facteur central de l’escalade révolutionnaire. De nombreux manifestants ont suggéré devant moi que les paroles prononcées par Moubarak le 28 janvier auraient résolu la crise s’il les avait dites le 25, jour où il ne dit rien. Et ce qu’il dit le 1er février aurait aussi résolu la crise s’il l’avait dit le 28. Ce qu’il dit le 10 signifiait qu’il n’y aurait plus de sortie honorable pour celui  qui, deux semaines auparavant, apparaissait comme l’homme le plus fort du Moyen Orient.

 

Aucune de ces concessions n’ayant réussi à dissiper la crise, les nouveaux responsables désignés par Moubarak n’eurent aucun argument sérieux pour expliquer pourquoi le président voulait rester au pouvoir quelques mois encore, en dépit de la détermination d’une révolte qui, cependant  ne remettait pas en cause bien d’autres aspects du système. Le 3 février, le nouveau premier ministre dit qu’il n’était pas habituel dans la culture égyptienne qu’un chef parte dans l’indignité. Il cita en exemple le salut au roi Farouk, forcé par les officiers libres de quitter l’Égypte en 1952 ! Le même jour, le nouveau vice-président émit l’opinion qu’il était contraire à la culture égyptienne d’insulter la figure du père que, selon lui, Moubarak incarnait pour le peuple égyptien (oubliant un instant la révolution qui se déroulait sous ses fenêtres). Enfin le président en personne déclara le même jour qu’il lui était impossible de démissionner étant donné que cela ferait sombrer le pays dans le chaos – comme si, de manière stupéfiante, il ne réalisait pas ce qui sautait aux yeux : que le pays était déjà dans le chaos.

 

Sans surdité autocratique, tous les politiciens capables, y compris les plus manipulateurs, savent que l’un des arts de la manœuvre consiste à anticiper les gestes du public ou de l’adversaire, en sorte de le précéder avant qu’il soit trop tard. Ici, nous avons eu la situation exactement inverse : une autocratie léthargique qui n’avait jamais connu de contestation sérieuse, ignorante de ce qu’étaient devenus ses ennemis – des ennemis qui en l’occurrence formaient plus ou moins l’immense majorité du pays. Le fait que le 2 février certains des partisans de Moubarak n’aient rien trouvé de mieux à faire que d’envoyer des voyous sur des chameaux et des chevaux pour disperser la foule de la place Tahrir semble refléter le caractère obsolète du régime : un régime d’une ère révolue, sans lien avec le présent. C’était comme si une rupture temporelle avait eu lieu et que l’on assistait à une bataille du XIIe siècle. De ma perspective dans la foule, c’était comme s’ils n’avaient fait que traverser la foule au galop pour être immédiatement à nouveau engloutis dans le passé. Par contraste, les comités populaires dans les quartiers, avec leurs armes rudimentaires et leur totale absence d’illusion, représentent ce que la société était déjà devenue avec cette révolution : un véritable corps, contrôlant son présent de ses propres mains et apprenant qu’elle pouvait tout aussi bien façonner son propre avenir, à partir du présent et d’en bas. À ce moment même, du poids mort de décennies de repli sur soi et de mépris de soi, un ordre spontané a surgi du chaos. Ce fait, plus que la condescendance patriarcale détachée, est apparu comme représentant le plus bel espoir d’un nouvel ordre civil.

 

1Casseurs, voyous à la solde du pouvoir (NDT)

notes

1Casseurs, voyous à la solde du pouvoir (NDT)