Yémen: une opposition plurielle

Franck MERMIER


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Le prétexte Al-Qaida

En 2011, Ali Abdallah Saleh fêtera ses trente-trois ans à la tête de l’Etat yéménite. Depuis 1990, avec l’unification du Yémen, son pouvoir s’est étendu jusqu’aux provinces du Sud qui, après le départ des troupes britanniques en 1967, furent rassemblées dans une République démocratique et populaire du Yémen, gouvernée par un régime socialiste allié de l’URSS. La constitution de l’Unité, adoptée par référendum en 1991, stipulait le multipartisme, organisait un système électoral et le pluralisme de la presse. C’est ainsi qu’en contraste avec ses voisins le Yémen, seule république dans la péninsule Arabique, voyait fleurir une vie associative et politique riche de la diversité de ses particularités régionales, de ses différentes traditions historiques et de ses influences idéologiques allant du marxisme à l’islamisme, dans leurs nombreuses variantes. Il le devait à la nécessité de la coexistence des deux anciens partis uniques, le Congrès Populaire Général au Nord et le Parti Socialiste au Sud qui se partagèrent le pouvoir entre 1990 et 1994, mais aussi à la puissance du Rassemblement yéménite pour la Réforme, un parti islamiste longtemps allié au régime de Saleh. A cette vitalité politique s’ajoute une autre particularité, négative cette fois du Yémen, qui en fait le pays le plus pauvre de la péninsule, ses ressources en pétrole et en gaz, d’ailleurs limitées, représentant l’essentiel du budget de l’Etat, tandis que sa population dépasse les 23 millions d’habitants et que le taux de chômage dépasserait les 30% parmi sa jeunesse (selon la Banque mondiale).

Depuis 2000, et l’attentat contre le navire de guerre étatsunien l’USS Cole dans la rade d’Aden, les médias du monde entier ne s’intéressaient plus au Yémen qu’à travers le prisme d’Al-Qaida. L’ascendance yéménite de la famille Ben Laden, originaire du Hadramaout, la nationalité yéménite de nombreux prisonniers de Guantanamo et les attentats subséquents contre des touristes et des ambassades occidentales dans ce pays ont renforcé ce phénomène. Le Yémen figure aujourd’hui à côté de la Somalie, de l’Afghanistan et des zones tribales du Pakistan comme un repère d’Al-Qaida d’autant plus qu’en 2009 l’organisation Al-Qaida dans la péninsule Arabique s’est reformée à partir du Yémen.

Le régime de Sanaa a saisi l’occasion de la « lutte contre le terrorisme » pour réprimer, de manière violente, toutes ses oppositions. Aussi bien la rébellion zaydite au Nord que le mouvement séparatiste au Sud, dont une frange importante condamne le recours à la lutte armée, mais aussi les partis de l’opposition ou des militants de la « société civile » qui luttent contre la corruption, la prébende généralisée, la restriction de l’espace démocratique, les emprisonnements arbitraires et les atteintes à la liberté de la presse. Et celles-ci sont nombreuses. Fort du soutien des puissances occidentales, le régime du président Saleh n’hésite plus à diaboliser et à criminaliser ses oppositions, du Nord au Sud, en dénonçant leur supposée collusion avec Al-Qaida. Ce faisant, il contribue à déstabiliser à terme son pays et son régime en instrumentalisant et en grossissant une menace qui fait fermer les yeux des pays occidentaux sur les atteintes aux libertés démocratiques et aux droits de l’homme au Yémen. Mais cela est une antienne que les mouvements de protestation en cours dans les pays arabes n’ont fait que confirmer !

La montée des oppositions

Le régime de Sanaa est aujourd’hui confronté à une aggravation des tensions aussi bien dans les régions du Nord que dans les provinces méridionales qui constituaient jusqu’en 1990 l’ex-République démocratique et populaire du Yémen avec Aden pour capitale. Ces conflits sont bien plus lourds de menaces pour le régime de Saleh que la présence d’Al-Qaida au Yémen. Depuis 2004, le conflit sanglant avec une rébellion zaydite menée par les partisans d’al-Houthi a provoqué des milliers de victimes et le déplacement forcé d’au moins 100 000 habitants des régions septentrionales du Yémen. En septembre 2009, la guerre a été relancée et a même débordé sur le territoire saoudien suscitant l’intervention armée de l’Arabie saoudite.  Périodiquement, le président Saleh annonce que cette guerre va bientôt se conclure par une terrible défaite des rebelles zaydites avant que ceux-ci ne démentent ses rodomontades en lançant de nouvelles attaques contre Saada, bastion religieux du zaydisme1 où est enterré le fondateur de l’imamat zaydite qui gouverna au Yémen de 897 à 1962. 

 

En mai 2009, l’ex-président du Yémen du Sud, Ali Salem Al-Bid est sorti de son silence en même temps qu’il quittait Oman pour l’Autriche, dénonçant l’accord de l’Unité qu’il avait lui-même signé en 1990. Si son portrait et le drapeau sudiste sont dès lors brandis lors des manifestations de plus en plus fréquentes organisées dans les régions du Sud, le « mouvement sudiste », ainsi qu’il se dénomme lui-même a commencé dans les années 2000. Depuis 1994, la domination du régime de Sanaa sur les provinces du sud du Yémen s’est notamment traduite par la nomination de nombreux hauts fonctionnaires d’origine nordiste dans l’administration locale et les services de sécurité, mais aussi par la spoliation de terrains anciennement nationalisés. Après la défaite des dirigeants sudistes en 1994, des terres nationalisées ont été distribuées à de fidèles serviteurs du régime de Sanaa dont de nombreux cheikhs de tribu, affairistes et officiers supérieurs. La mise à la retraite forcée de milliers de militaires et de fonctionnaires civils a accentué la marginalisation sociale et économique de certaines régions du Sud comme Aden où de nombreuses familles vivent des revenus de la fonction publique. Ces « retraités », organisés en comités régionaux, ont été le fer de lance de la protestation dans les régions méridionales multipliant les sit-in et les manifestations, principalement à Aden, Dhale’, Yafi’, Radfan, Abyan, où les ex-militaires sont les plus nombreux.

Depuis les émeutes de juillet 2005 pour protester contre une hausse des prix, dont le bilan se chiffra à plusieurs dizaines de morts, les manifestations de janvier et février 2011 inspirées par les exemples tunisien et égyptien ont pris une tonalité politique acérée et les slogans réclament un changement de régime. Le 2 février 2011 le président Saleh a déclaré renoncer à briguer un troisième mandat en 2013, s’est dit opposé à la transmission héréditaire du pouvoir et a décidé  le report des élections législatives prévues en avril 2011. Il a aussi annoncé des mesures sociales comme le relèvement des salaires des fonctionnaires et a affirmé que son bureau serait dorénavant ouvert pour l’expression des revendications des citoyens, et notamment des jeunes. L’opposition parlementaire rassemblée dans le Forum commun qui regroupe le Rassemblement yéménite pour la réforme dirigé par Hamid Al-Ahmar (fils du cheikh des Hâchid et président du Parlement Abdallah Al-Ahmar, décédé en 2007), le Parti socialiste yéménite, des partis nassériens et zaydites a gagné une première bataille avec ces concessions qui peuvent aussi apparaître comme des manœuvres destinés à gagner du temps. Le Président y est coutumier. N’avait-il pas annoncé qu’il ne souhaitait pas se présenter aux élections présidentielles de 2006 avant de faire marche arrière, « porté » par les manifestations « spontanées » de soutien à sa candidature. Ce fut donc pour répondre à « l’appel du peuple » qu’il « se sacrifia » encore une fois pour le bien de la patrie. Pourra-t-il pour autant recourir à ces stratagèmes éculés qui lui ont cependant permis de garder le pouvoir durant trois décennies - en cooptant ses principaux rivaux ou les forces potentiellement dangereuses dans les organes du pouvoir, islamistes, cheikhs de tribus, socialistes entre 1990 et 1994, sudistes ralliés après cette date, tout en divisant les groupes tribaux et en créant une opposition parallèle et factice acquise au régime.

Ce mode de gouvernement basé sur le clientélisme (accès aux ressources de l’Etat, aux opportunités économiques…) produit un système politique qui combine une extrême centralisation du pouvoir et un essaimage du contrôle politique et de la force répressive au niveau local. Au verrouillage des forces armées et de sécurité correspond aussi la prolifération de petits chefs et de leurs clientèles. Ainsi, le Président Ali Abdallah Saleh s’appuie-t-il sur sa parentèle et les hommes de sa tribu, celle de Sanhân pour contrôler les postes clefs de l’appareil militaire et de sécurité. Son fils aîné Ahmad qui apparaissait comme le successeur désigné de son père est le chef de la Garde républicaine, un autre fils Khaled commande une division d’infanterie postée dans la région de Sanaa, ses neveux Ammar, Yahya et Tareq sont respectivement aux commandes de la Sûreté nationale, de la Sûreté centrale et de la Garde présidentielle, tandis que le demi-frère du Président Mohammed Saleh al-Ahmar est commandant des forces aériennes et Ali Muhsin al-Ahmar, originaire du même village que Saleh, commandant de la 1ère division blindée…Dans les régions, c’est par l’intermédiaire de chefs de tribus et des responsables locaux du Congrès Populaire Général notamment que se tisse une trame sécuritaire se superposant à la toile d’araignée des organes de sécurité de l’Etat.

Convergences ou fragmentations des oppositions

Les manifestants de Sanaa, Taez, Hodeïda, Aden et des autres régions du pays expriment tous une même volonté de changement, une même aspiration démocratique et un sentiment d’exaspération face à un régime usé et prédateur. Ont-ils tous pour autant les mêmes revendications ? Dans les provinces méridionales, la nostalgie de l’Etat sud-yéménite semble de plus en plus prégnante et se conjugue parfois à de l’hostilité à tout ce qui est « nordiste », comme si dans le Nord, et notamment dans la région des hauts plateaux, se localisaient tous les maux du Yémen. Dans la partie septentrionale du pays, c’est dans le cadre unitaire que s’expriment les revendications portées par une jeunesse de plus en plus urbanisée et à l’avenir de plus en plus incertain. Le Rassemblement yéménite pour la réforme, dont la base tribale est implantée dans la région des hauts plateaux, est le parti le plus puissant du Forum commun qui a reconnu la légitimité de poser la « question du Sud ». Son attitude est cruciale quant au cours des événements, car il peut, ou non, décider de durcir le bras de fer avec un régime dont son principal élément, le Rassemblement yéménite pour la réforme, a été partie prenante depuis plusieurs décennies.

La coalescence des oppositions au régime de Saleh est un risque majeur pour la perpétuation de ce dernier mais le spectre d’une guerre civile explique sans doute qu’aucune des parties, Forum commun et pouvoir, ne lance toutes ses forces dans la bataille et continue à privilégier tant bien que mal l’option du dialogue. L’ampleur de la répression des manifestations avec plusieurs tués à Sanaa, Taez et Aden notamment cache cependant des disparités dans les méthodes employées : recours aux nervis du régime, au Nord, et aux forces de sécurité au Sud, avec tirs à balles réelles. On peut se demander si le caractère pacifique de la mobilisation et cette différence de traitement pourront être longtemps maintenus. Comme le déclarait Hamid Al-Ahmar dans un entretien télévisé en janvier 2011 : « si le Président Saleh veut gouverner avec un bâton (sâmil) alors chacun sortira le sien ».

1Le zaydisme est une branche du chiisme. Il tire son nom de l’Imam Zayd b. ‘Alî Zayn al-‘Âbidîn (mort en 740), un descendant de ‘Alî b. Abî Tâlib. Il se rattache au chiisme mais stipule que seuls les descendants de Fâtima, une épouse de ‘Alî, par ses fils Hasan et Husayn peuvent prétendre à l’imamat, la direction spirituelle et temporelle de la communauté musulmane.

notes

1Le zaydisme est une branche du chiisme. Il tire son nom de l’Imam Zayd b. ‘Alî Zayn al-‘Âbidîn (mort en 740), un descendant de ‘Alî b. Abî Tâlib. Il se rattache au chiisme mais stipule que seuls les descendants de Fâtima, une épouse de ‘Alî, par ses fils Hasan et Husayn peuvent prétendre à l’imamat, la direction spirituelle et temporelle de la communauté musulmane.