Cartographies de l’affrontement

Compte-rendu de la première session


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Intervenants

 

Discutant : Alain Joxe, directeur d’études (EHESS – CIRPES) ;

Modératrice : Ghislaine Glasson Deschaumes, directrice de la revue Transeuropéennes.

Shmuel Groag, architecte urbaniste, ONG Bimkom (Jérusalem) : "La planification comme outil politique (à partir du plan d’expansion de la colonie ‘Maale adumin’ et de la route de contournement entre les colonies de ‘Ofra’ et de ‘Beitel’)" ;

Ihab Abou Gosh, avocat, The Jerusalem Legal Aid Centre (Ramallah) : "L’extension de la colonie de ‘Maale adumin’ : la question du fondement en droit et la légitimation ex-post (contribution écrite)" ;

Khader Shkirat, directeur de Law (Jérusalem) : "Habiter : l’enjeu politique et stratégique de la maison"

Dr Eyad El Sarraj, directeur du Gaza Mental Health Centre (Gaza) (sous réserve) : "Les effets psychologiques et psychiatriques de l’enfermement (à partir de l’exemple de la Bande de Gaza)" ;

Lina Yassin, ONG Ta’ayoush (Jérusalem) : "Forcer les barrages : une action militante" ;

Oren Yiftachel, géographe, Université Ben Gurion (Beer-Sheva) : "La montée (et la chute ?) de l’ « ethnocratie » israélienne : les conséquences de la judaïcisation de la Palestine (tant en Israël que dans les Territoires occupés)" ;

Dr Jamal Zahalka, directeur de Ahali (Nazareth) : "L’absence de ville arabe en Israël et ses conséquences pour la société israélienne" ;

Jan de Jong, conseiller stratégique au département palestinien des négociations (Jérusalem) : "Territoires en négociation : qu’est-ce qui est en négociation ?".

 

 

Ouverture

 

Ghislaine Glasson Deschaumes a rappelé les principes qui président au travail du collectif « Convergences Palestine / Israël ». Il se compose d’individus, qui assument la responsabilité intellectuelle du projet, de revues d’idées, de maisons d’édition, d’associations de droits de l’Homme. Il a pour objectif d’ouvrir une scène où les faits de l’affrontement et de la colonisation puissent être exposés par le détail. Il vise à montrer que des convergences existent entre Israéliens et Palestiniens, mais qu’elles ne sont pas toujours visibles, et il entend créer l’espace d’une discussion appuyée à la connaissance serrée des terrains du conflit. Il se propose enfin de sortir du débat d’opinion qui prévaut en France, et de la polarisation autour des logiques ethnico-religieuses. Bref, il s’agit d’en revenir à la politique. Elle a invité à se situer dans une certaine distance, et de privilégier la tenue dans la réflexion et dans le dialogue, le collectif s’attachant moins à commenter l’actualité brûlante qu’à l’éclairer par une information en profondeur. Enfin, elle a signalé que le travail du collectif est une pierre au côté de beaucoup d’autres initiatives en France et en Europe.

Avant de donner la parole aux intervenants, Ghislaine Glasson Deschaumes a exprimé les vifs regrets du collectif du fait de l’absence de trois participants palestiniens. Ihab Abu Gosh n’a pu quitter Ramallah assiégée dans les jours précédents ; Dr Eyad Es-Sarraj, de Gaza, n’a pu obtenir l’autorisation de sortir de Gaza par les autorités israéliennes, le point de passage d’Eretz étant fermé depuis deux mois et l’Ambassade d’Israël en France, saisie la semaine précédent la réunion sur son cas, n’ayant pas donné suite. Quant à Khader Skhirat, il lui a été impossible de quitter Jérusalem Est, par solidarité avec les 55 Palestiniens de l’organisation LAW qu’il dirige, interdits de toute circulation.

 

 

Première partie

 

Première séquence : circuler, habiter

 

Shmuel Groag

Urbaniste et architecte israélien, militant de l’association Bimkom, Shmuel Groag a commencé son intervention par un rappel des grandes lignes de la réalité de la colonisation, avant d’en venir à une analyse fine, sur la base de cartes géographiques, du cas de la colonie « Maale adumin », censée ceinturer Jérusalem Est et la priver de toute possibilité de développement et d'extension territoriale, économique, urbaine.

La réalité de la colonisation est celle d’un contrôle serré du territoire, aux moyens de deux outils : la terre propriété de l’Etat d’Israël et les colonies. Lorsqu’on parle de la Cisjordanie ou de Gaza, c’est l’image du gruyère qui vient à l’esprit : un territoire de mitage, au sens géographique du terme, où les populations sont étroitement imbriquées, et où il s’agit de les séparer par la planification et par les routes de contournement. Le principe de base de la planification israélienne est d’encercler les zones de peuplement palestinien et l’empêcher la croissance des centres urbains palestiniens. Ainsi a-t-on un double système de contrôle du territoire : réel (contrôle effectif de 44% de la Cisjordanie par la rupture de toute continuité territoriale, limitation de la liberté de circulation, contrôle de l’accès aux ressources vitales, et à l’eau notamment) et virtuel (définition de frontières municipales très étendues autour des colonies de peuplement effectivement urbanisées, et qui garantissent aux colons israéliens un espace vital et de croissance économique très étendu). Ces stratégies d’encerclement combinées à celles de la discontinuité territoriale pour les Palestiniens (et de la continuité territoriale à travers les routes de contournement, pour les Israéliens) créent une politique d’enclaves palestiniennes.

Shmuel Groag a mis en lumière le maquis juridique qui sert de toile de fond à la colonisation. Souvent, les colonisations se font au nom d’impératifs militaires, pour être ensuite transformées en zones de peuplement civiles, par un tour de passe-passe juridique contre lequel ne cessent de lutter côte à côte des associations palestiniennes (comme The Jerusalem Legal Aid Centre, de Ihab Abu Gosh) et des associations israéliennes (comme Bimkom, notamment).

Rappelant pour mémoire, s’il était besoin, que le nombre de colons en Cisjordanie et à Gaza a doublé entre le moment de la signature des accords d’Oslo et aujourd’hui, il a terminé son intervention en expliquant que, dans l’imaginaire du public israélien, chaque espace vide est supposé être un espace disponible pour les Israéliens.

 

Ihab Abu Gosh

Le texte de cette intervention, écrit avec émotion durant le premier siège de Ramallah en mars, a été communiqué à Shmuel Groag par l’un des collaborateurs du Jérusalem Legal Aid Center et lu par Ghislaine Glasson Deschaumes. Il fait état de la situation de détresse des Palestiniens sous le siège, et met l’accent sur le fait que la campagne israélienne du moment a pour fonction de légitimer l’occupation plutôt que d’y mettre fin.

Depuis Camp David, Ihab Abu Gosh rappelle que près de 1000 civils ont été tués, parmi eux des dixaines d’enfants de moins de 15 ans, près de 4000 maisons détruites, et des milliers d’hectares de plantations déracinées (oliveraies, vergers) sur ordre du gouvernement israélien.

Il rappelle que 79 check points segmentent les Territoires occupés en 124 cantons discontinus entre eux. Il revient plus précisément sur quelques données géographiques et territoriales de cette réalité : « près de 200 implantations, avec leur réseau de routes de contournement, ont divisé les Territoires occupés en cantons de densité de population variable, qui ne disposent d’aucune base de développement, ne maîtrisant pas l’accès aux ressources d’eau, les frontières ou tout autre élément essentiel au développement socio-économique ». Il revient sur la carte consécutive aux accords d’Oslo où la zone A, placée entièrement sous le contrôle de l’Etat d’Israël (pour les questions incluant la sécurité, la planification, l’urbanisation et la construction) et représentant 60% des Territoires, la zone B, où les Palestiniens ont une responsabilité partielle et qui constitue 22% des Territoires, et la zone A, où les Palestiniens avaient pleine responsabilité, et qui représentait 18% des Territoires.

 

Deuxième séquence : enfermement, rencontres

 

Lina Yassin

Sous le titre Ta’ayush : Challenging the Maps (Ta’ayoush, un défi aux cartes), Lina Yassin a présenté l’association où elle milite et ses actions en termes de transgression de frontières. Le terme arabe Ta’ayoush signifie en arabe « vivre en partenariat », ce qui implique une coexistence active, et non une cohabitation de deux entités séparées. Est ici fait référence à un rêve, un désir d’un partenariat judéo-arabe. Ta’ayoush est la première organisation réunissant des Arabes et des Juifs en Israël à porter un nom arabe. Il faut y voir la volonté de mettre en pratique l’égalité, et de mettre fin aux logiques « accueillants-accueillis, occupants-occupés » en Israël même. L’association a été créée après les événements d’octobre 2000, après que 13 Palestiniens citoyens d’Israël eurent été tués lors de leur mouvement de soutien au peuple palestinien de Palestine lors de l’Intifada Al Aqsa. L’association appelle à la fin de l’occupation en Palestine et à une égalité civique totale entre Arabes et Juifs d’Israël.

Deux types d’actions sont menés par Ta’ayoush. Dans les Territoires occupés, l’association organise des convois de ravitaillement (nourriture, vêtements, jouets) dans des villages coupés de la circulation. Le premier convoi est allé dans le village de Haris, et plusieurs autres ont suivi ensuite. Il s’agit, tout en apportant de l’aide aux populations, de défier la réalité des frontières, des check points, des barrages routiers, du siège et de l’enfermement. L’association a également organisé une visite au Président Arafat, bloqué à Ramallah.

En Israël, le travail de Ta’ayoush, autour des idées de Paix et égalité, se concentre sur les « villages non reconnus ». Il s’agit de villages palestiniens en Israël qui ont été déclarés en 1965 « terres agricoles », et dans lesquels rien ne peut être construit, y compris des routes d’accès, des infrastructures électriques, canalisations d’eau, etc. Une constante pression est faite sur les habitants de ces villages pour qu’ils abandonnent leurs maisons. Le soutien de l’association s’est tout d’abord porté sur le village « non reconnu » de Dar Al Hanoun, dans Wadi ‘Ara, à la frontière de la Ligne verte. L’association apporte par ailleurs son soutien à Azmi Bishara.

En conclusion, Lina Yassin a rappelé la difficile posture des militants palestiniens d’Israël du mouvement Ta’ayoush : ils sont doublement marginalisés, par les Israéliens parce qu’ils sont Palestiniens, par les Palestiniens parce qu’ils sont citoyens d’Israël.

 

 

Deuxième partie

 

Troisième séquence : terre, territoire, identité

 

Oren Yiftachel

Portant sur l’analyse de « l’Etat d’Israël en tant qu’ethnocratie » et sur le processus de « judaïcisation de la Palestine », l’intervention d’Oren Yiftachel s’appuie sur une ample étude comparative des régimes ethnocratiques à travers le monde, et sur un travail pointu d’analyse géographique et cartographique des rapports de l’Etat d’Israël à la terre et à la planification. Il a tout d’abord rappelé les principes des régimes ethnocratiques, qui font prévaloir l’appartenance ethnique sur la citoyenneté, et subordonnent à elle la distribution des ressources et du pouvoir. Les régimes ethnocratiques résultent de la combinaison de trois éléments : le colonialisme, l’ethnonationalisme et la logique ethnique du capital. Elle se caractérise par une structure et un mode de ségrégation organisés en fonction des classes ethniques. On trouve de tels régimes en Estonie, au Sri Lanka et en Malaisie. Le cas d’Israël illustre également ce processus de fabrication d’un régime ethnocratique. Il s’est développé autour du projet central, et monoethnique, du sionisme consistant à judaïser Israël/Palestine. Cette stratégie a été mise en oeuvre à travers la terre, les colonies, l’immigration et les politiques militaires, et a créé une géographie politique stratifiée, ségréguée. Ce projet a entraîné une rupture avec les frontières de l’Etat, du fait de l'implication croissante de la communauté juive mondiale dans le gouvernement israélien, et il a par conséquent mis au second plan l’égalité citoyenne, la souveraineté populaire et les principes démocratiques. Plus particulièrement, le projet de judaïcisation a entraîné une dépossession des Arabes Palestiniens, mais a également modifié les relations entre les classes ethniques juives, et en particulier entre les Ashkenazi-Mizrahi et les orthodoxes séculiers.

En Israël le discours et l’espace se constituent l’un l’autre dans un processus sans fin de construction sociale. L’analyse fine des cartes a donc constitué le point de départ de la contribution d’Oren Yiftachel, centrée sur la géographie politique d’Israël.

 

Jamal Zahalka

A travers une méditation initiale sur le sinistre destin subi par des livres de Virgile lors de l’évacuation de 1948 ou encore, plus tard, confisqués au Khalil Sakakini Centre de Ramallah et désormais conservés à l’Université Hébraïque de Jérusalem Ouest, Jamal Zahalka a introduit son auditoire aux enjeux culturels de l’occupation et de la colonisation, faisant le lien entre développement urbain et rayonnement culturel. En 1946, 35% des Palestiniens vivaient dans ces villes. Haïfa était un centre urbain dynamique, ouvert sur le monde et le progrès (tandis que Jérusalem, Naplouse, Hebron étaient des villes plus fermées et conservatrices). Après 1948, le projet de vie urbaine palestinienne a été littéralement fauché. On parle souvent de la tragédie des paysans palestiniens, sous-estimant le désastre qu’ont connu les villes, dont la tragédie a été totale. Les Palestiniens se sont trouvés privés de leurs élites urbaines. Depuis lors, la politique israélienne consiste à bloquer le développement urbain des Palestiniens, tant dans les Territoires occupés qu’en Israël. Il en va ainsi de Nazareth, dont le statut de gros village opulent ne fait pas problème, mais que l’on ne laisserait pas advenir en tant que ville, avec les implications d’un tel phénomène sur la conscience nationale et le développement.

Il y a une véritable absence de ville palestinienne en Israël. Cette absence a des conséquences graves sur la culture des Palestiniens : pas de création romanesque (qui est l’epos de la bourgeoisie), pas de création musicale.

Jamal Zahalka a conclu en exprimant son désarroi par rapport au fait que « les juifs d’Israël ont évacué leur identité arabe ». Ils tournent le dos au Moyen-Orient. Ils sont dans un refus total.

Dans les questions qui ont suivi l’intervention de Jamal Zahalka, une sociologue a pointé le rôle important des Palestiniens dans le développement de Beyrouth. La modératrice a aussi fait le lien entre la stratégie d’enfermement dans « l’esprit du bourg » décrite par le philosophe Radomir Konstantinovic comme clé de l’ethnonationalisme, et rappelé la haine de l’urbain (siège de Sarajevo, destruction de Mostar, etc.) qui s’est manifestée notamment en Bosnie-Herzégovine par les tenants de la purification ethnique.

Lors de sa réponse, Jamal Zahalka a rappelé que ce qui se passe à Ramallah n’est pas une « violence mutuelle » mais une «lutte pour la libération », où les Palestiniens n’ont malheureusement rien à perdre. Il a enfin conclu par ces mots : « Les Palestiniens ne sont pas contre les juifs. Ils sont prêts à un compromis historique, mais ils ne veulent pas pour autant y compromettre leur propre histoire. »

 

Quatrième séquence : terres, territoires, négociations

 

Jan de Jong

Jan de Jong a parlé depuis sa posture de géographe (et historien de la géographie) et de conseiller de l’Autorité palestinienne pour la planification. Il a centré son intervention dans un premier temps sur ce qui était en négociation à Camp David et Taba. Son argumentation a reposé sur le lien entre le territoire et le potentiel de développement économique qu’il offre, ou n’offre pas. Un Etat viable est un Etat dans lequel vivre fait sens, et qui a un potentiel de « métropolisation ». Sans métropole pour l’Etat palestinien, il n’est pas d’Etat viable. Compte-tenu du caractère détaillé et très visuel de son exposé, et en l’absence pour l’heure d’une contribution écrite, il n’est guère possible que de donner les grandes lignes de son intervention.

A Camp David, l’Etat d’Israël a fait la proposition d’une rétrocession de 90% de la Cisjordanie et de Gaza, et de 90% de Jérusalem. Le refus palestinien a porté sur ce que représentent effectivement les dix pour cent restants. Ils segmentent le futur Etat palestinien en trois zones distinctes, séparées les unes des autres par de vastes zones de peuplement israélien et par des routes de contournement. Les dix pour cent restant rendent impossible la création d’un Etat viable, en termes économiques, sociaux, etc. A Taba, 95% des Territoires de la Cisjordanie et de Gaza étaient rétrocédés, mais les 5% restant demeurent problématiques. Jerusalem Est reste coincée, on la prive de tout arrière-pays qui pourrait signifier à terme le développement d’une métropole palestinienne réellement prospère.

D’une manière générale, il y a un blocage du développement urbain. Une ville comme Ramallah est encerclée par les colonies, sans possibilité de s’étendre. Dans la Jérusalem arabe, comme les gens ne peuvent pas construire à côté de leurs maisons, derrière, etc., ils doivent construire sur leurs propres terres d’élevage ou de plantation, qui disparaissent ainsi. On peut appeler cela un processus d’ « encapsulage des populations ».

Négociations territoriales et contrôle effectif sur le développement économique sont donc intrinsèquement liés. Et l’on ne peut réfléchir aux solutions pour la paix sans garder à l’esprit cette donnée.

 

 

Conclusion

 

En conclusion, Alain Joxe a tout d’abord rappelé que l’un des objectifs du collectif, qui est d’accumuler du matériel descriptif et d’information, a été atteint. Il a pointé la contradiction entre la conjoncture, qui va dans le sens de la dissociation des populations, et les représentations d’une Palestine binationale qui ressortent de la lecture des cartes. D’une certaine manière, le processus de colonisation a été à l’encontre du projet d’un Etat sioniste, puisqu’il a produit entre les populations d’infinis points de contact, et qu’il a entraîné une extrême imbrication des populations. Ainsi, au vu des cartes, il ne semble pas qu’il puisse y avoir de séparation sans un massacre militaire. La victoire militaire n’a jamais garanti la négociation d’une paix viable, et le risque encouru est que tous les Palestiniens soient transformés en « banlieusards pauvres ». Nous sommes dans une impasse violente, avec le risque d’une expulsion généralisée, la difficulté pour Israël de mener une politique durable vu le statut instable de son régime, type « IV République française ». L’intromission active de l’Europe et des Etats-Unis semble encore loin.

 

Fait à Paris le 10 avril 2002
Synthèse réalisée par G.Glasson Deschaumes